Eléments

lundi, décembre 22, 2014

♭ Agnès Obel - Words Are dead

Chez nous pas de sagesse, pas de folie.

Innombrables les sentences de vos sages, inépuisables les proverbes de vos fous.

Sur les lèvres de nos sages, rien qu’un sourire, une fleur de sourire, une neige de sourire – et dans les yeux de nos fous, même sourire, même fraîcheur.

Car nos sages et nos fous, ce sont les mêmes.

Nous avons écouté vos sages et nous les avons trouvés fatigués. Nous avons regardé vos fous et nous les avons trouvés tristes.

Tristesse et fatigue : un seul manteau, avec son envers, avec son endroit.

Tristesse – la fatigue qui entre dans l’âme.

Fatigue – la tristesse qui entre dans la chair.

La fatigue va en vous d’un pas léger, comme la jeune fille qui rentre après minuit dans la maison de ses parents : lorsque vous vous apercevez de sa présence, il est déjà trop tard, elle a déjà fait son lit dans votre cœur, elle a déjà serré votre pensée à l’amertume, comme la corde à son pendu.

Vos enfants ignorent cette fatigue. Il semble qu’elle ne vienne en vous qu’avec l’âge, nouée au chagrin comme le lierre à son arbre.

Nos saints ne font pas de miracles. Ils ne marchent pas sur le feu, ils ne commandent pas aux montagnes, ils ne tutoient pas le vent. Nos saints font mieux, bien mieux que des miracles : ils guérissent du chagrin, ils effacent toute lassitude.

Nous venons boire la joie limpide dans le creux de leurs mains.

Ni sentences, ni proverbes. Joie seulement, sourire seulement. Joie reposant dans sourire, sourire reposant dans joie.

Car chez nous point n’est besoin de mots : un sourire suffit – la rosée d’un sourire sur l’herbe d’un silence.

Car chez nous le contraire de la folie ce n’est pas la sagesse, mais la joie.




Chez nous le mot amour ne se dit pas. Il tremble, il frissonne, il vole, il plane, il est partout dans l’air – mais personne ne le dit.

C’est que chez nous la parole n’est pas comme chez vous une partie du monde, une île déserte dans l’océan du silence. Chez nous la parole est plus que le monde, plus que le ciel et le soleil. Elle est comme un petit morceau de Dieu, coincé entre les dents. On ne l’en déloge qu’avec prudence, et seulement pour les grandes occasions.

Quand l’un d’entre nous est atteint de langueur, il va chez son ami, c'est-à-dire chez le premier venu, car tous ici sont frères et sœurs. Il emmène avec lui une chaise de paille. Il s’assied à côté de son frère ou de sa sœur, il reste là sans dire un mot, le temps d’un jour, le temps d’une nuit, le temps d’un soleil et puis d’un autre soleil, jusqu’à ce que la langueur s’en soit allée avec lui. Alors il se lève, ramasse sa chaise de paille et s’en retourne à ses affaires.

Le mot amour, il faudrait un événement considérable pour qu’il vienne une seule fois à nos lèvres – et cela ne présagerait rien de bon.

Des savants ont écrit que, moins un mot était prononcé, plus il se faisait entendre, car, assuraient-ils,

Ce qui ne peut danser au bord des lèvres
-         S’en va hurler au fond de l’âme

Peut-être.

Des religieux ont écrit aussi que le silence où dort le mot amour était en nous comme un reste de paradis, un vestige de ce temps où les choses brillaient de n’être pas encore nommées, où l’ombre d’un nom ne couvrait pas encore l’éclat des choses.

Peut-être.

Un poète a écrit : Qui appelle son amour s’apprête à le tuer

Peut-être, peut-être, peut-être. Nous sommes d’accord avec ces théories et nous accueillons bien volontiers leurs contraires. Nous sommes gens très tolérants avec les idées. Nous les rangeons dans les livres, et nous rangeons les livres dans nos bibliothèques. Nous n’accordons tous nos soins qu’à la vie, au bel oiseau de vie. Les idées ne nous dérangent pas plus que les oiseaux empaillés. Nous laissons ceux qui le souhaitent en faire collection. C’est une manie bien innocente.

Bien sûr on a beaucoup écrit, beaucoup fait pleuvoir le mot amour sur le doux papier blanc. Bien sûr. Ecrire n’est pas dire, comme vous le savez.

C’était il y a longtemps. Une pluie de livre, un vrai déluge.

Depuis on a cessé. Depuis on a compris : pour bien écrire le mot amour, il y faudrait plus d’encre qu’il n’y a au monde.




Chez nous pas de prison. Nous avons, comme vous, nos assassins. Ils ne sont pas très nombreux, mais quand même, ils sont là. Mais de prison, aucune.

Les pierres qui recouvrent nos chemins sont tranquilles. Elles savent que jamais nous ne leur ferons l’injure de les serrer l’une contre l’autre dans des hauts murs, pour séparer le jour et la nuit, l’homme de son frère.

Je vous vois sourire. C’est le sourire de qui croit bien entendre et n’entend rien. Vous vous demandez ce que nous faisons de nos assassins, puisque nous ne les enfermons pas.

Nous ne sommes pas insensés. Nous savons que le tigre et l’agneau ne peuvent dormir dans le même pré. Là n’est pas la question. Il est dans la nature du tigre d’être tigre. Il est dans la nature de l’agneau d’être agneau. Mais il n’est pas dans la nature de l’assassin d’être assassin.

Celui qui donne la mort, c’est qu’il est déjà mort.
Celui qui tue, c’est par manque d’air.

Ceux qui font le mal, nous les appelons des « mal-respirants ».

Car chez nous tout est respiration, allée et venue de l’air dans la gorge, de Dieu dans l’air, du monde dans Dieu, échanges incessants, ondes continuelles, flux et reflux.

Nous ne punissons pas le criminel, nous l’aidons à rétablir en lui sa respiration naturelle.

Nous emmenons nos assassins dans la forêt. Nous leur demandons de prêter attention au bavardage des feuilles, à la récitation des sources et aux sentences du vent. Nous leur demandons de prendre leur temps, de ne rien oublier et de nous retrouver ensuite dans la clairière, pour tout nous raconter.

A leur retour, nous leur disons ceci : enfoncez-vous plus loin dans la forêt, là où le vert devient noir. Fermez les yeux. Ecoutez ce qui, en vous, est comme la feuille, comme la source, comme le vent.

Cette période-là est plus longue.

Au bout de que quelques mois le premier revient et recommence à chanter, dans le milieu de la clairière.

Car chez nous le chant est remède, le chant est lumière, le chant est vérité, pure respiration du vrai dans le vrai, de l’esprit dans l’esprit, du cœur dans le cœur.

Quand la voix de celui-là s’envole jusqu’au ciel, imposant le silence aux oiseaux alentour, alors nous savons qu’il est guéri, et bien guéri : plus de pierre sur le souffle, plus de cendre dans l’âme.

Bien sûr il y a des échecs. Certains s’égarent dans la forêt, ou en reviennent avec une voix de fauve.

Cela nous l’acceptons. Nous ne cherchons pas comme vous, à séparer le pur de l’impur. Nous savons qu’ils seront toujours un peu mélangés.

Nous ne sommes pas des anges – comme vous. 



Christian Bobin, La présence pure


Récent Ancien Base