Chez nous pas de sagesse, pas de folie.
Innombrables les sentences de vos sages, inépuisables les
proverbes de vos fous.
Sur les lèvres de nos sages, rien qu’un sourire, une fleur
de sourire, une neige de sourire – et dans les yeux de nos fous, même sourire,
même fraîcheur.
Car nos sages et nos fous, ce sont les mêmes.
Nous avons écouté vos sages et nous les avons trouvés
fatigués. Nous avons regardé vos fous et nous les avons trouvés tristes.
Tristesse et fatigue : un seul manteau, avec son
envers, avec son endroit.
Tristesse – la fatigue qui entre dans l’âme.
Fatigue – la tristesse qui entre dans la chair.
La fatigue va en vous d’un pas léger, comme la jeune fille
qui rentre après minuit dans la maison de ses parents : lorsque vous vous
apercevez de sa présence, il est déjà trop tard, elle a déjà fait son lit dans
votre cœur, elle a déjà serré votre pensée à l’amertume, comme la corde à son
pendu.
Vos enfants ignorent cette fatigue. Il semble qu’elle ne
vienne en vous qu’avec l’âge, nouée au chagrin comme le lierre à son arbre.
Nos saints ne font pas de miracles. Ils ne marchent pas sur
le feu, ils ne commandent pas aux montagnes, ils ne tutoient pas le vent. Nos
saints font mieux, bien mieux que des miracles : ils guérissent du
chagrin, ils effacent toute lassitude.
Nous venons boire la joie limpide dans le creux de leurs
mains.
Ni sentences, ni proverbes. Joie seulement, sourire
seulement. Joie reposant dans sourire, sourire reposant dans joie.
Car chez nous point n’est besoin de mots : un sourire
suffit – la rosée d’un sourire sur l’herbe d’un silence.
Car chez nous le contraire de la folie ce n’est pas la
sagesse, mais la joie.
Chez nous le mot amour ne se dit pas. Il tremble, il
frissonne, il vole, il plane, il est partout dans l’air – mais personne ne le
dit.
C’est que chez nous la parole n’est pas comme chez vous une
partie du monde, une île déserte dans l’océan du silence. Chez nous la parole
est plus que le monde, plus que le ciel et le soleil. Elle est comme un petit
morceau de Dieu, coincé entre les dents. On ne l’en déloge qu’avec prudence, et
seulement pour les grandes occasions.
Quand l’un d’entre nous est atteint de langueur, il va chez
son ami, c'est-à-dire chez le premier venu, car tous ici sont frères et sœurs.
Il emmène avec lui une chaise de paille. Il s’assied à côté de son frère ou de
sa sœur, il reste là sans dire un mot, le temps d’un jour, le temps d’une nuit,
le temps d’un soleil et puis d’un autre soleil, jusqu’à ce que la langueur s’en
soit allée avec lui. Alors il se lève, ramasse sa chaise de paille et s’en retourne
à ses affaires.
Le mot amour, il faudrait un événement considérable pour
qu’il vienne une seule fois à nos lèvres – et cela ne présagerait rien de bon.
Des savants ont écrit que, moins un mot était prononcé, plus
il se faisait entendre, car, assuraient-ils,
Ce qui ne peut danser au bord des lèvres
-
S’en va hurler au fond de l’âme
Peut-être.
Des religieux ont écrit aussi que le silence où dort le mot
amour était en nous comme un reste de paradis, un vestige de ce temps où les
choses brillaient de n’être pas encore nommées, où l’ombre d’un nom ne couvrait
pas encore l’éclat des choses.
Peut-être.
Un poète a écrit : Qui appelle son amour s’apprête à le
tuer
Peut-être, peut-être, peut-être. Nous sommes d’accord avec
ces théories et nous accueillons bien volontiers leurs contraires. Nous sommes
gens très tolérants avec les idées. Nous les rangeons dans les livres, et nous
rangeons les livres dans nos bibliothèques. Nous n’accordons tous nos soins
qu’à la vie, au bel oiseau de vie. Les idées ne nous dérangent pas plus que les
oiseaux empaillés. Nous laissons ceux qui le souhaitent en faire collection.
C’est une manie bien innocente.
Bien sûr on a beaucoup écrit, beaucoup fait pleuvoir le mot
amour sur le doux papier blanc. Bien sûr. Ecrire n’est pas dire, comme vous le
savez.
C’était il y a longtemps. Une pluie de livre, un vrai
déluge.
Depuis on a cessé. Depuis on a compris : pour bien
écrire le mot amour, il y faudrait plus d’encre qu’il n’y a au monde.
Chez nous pas de prison. Nous avons, comme vous, nos
assassins. Ils ne sont pas très nombreux, mais quand même, ils sont là. Mais de
prison, aucune.
Les pierres qui recouvrent nos chemins sont tranquilles.
Elles savent que jamais nous ne leur ferons l’injure de les serrer l’une contre
l’autre dans des hauts murs, pour séparer le jour et la nuit, l’homme de son
frère.
Je vous vois sourire. C’est le sourire de qui croit bien
entendre et n’entend rien. Vous vous demandez ce que nous faisons de nos
assassins, puisque nous ne les enfermons pas.
Nous ne sommes pas insensés. Nous savons que le tigre et
l’agneau ne peuvent dormir dans le même pré. Là n’est pas la question. Il est
dans la nature du tigre d’être tigre. Il est dans la nature de l’agneau d’être
agneau. Mais il n’est pas dans la nature de l’assassin d’être assassin.
Celui qui donne la mort, c’est qu’il est déjà mort.
Celui qui tue, c’est par manque d’air.
Ceux qui font le mal, nous les appelons des
« mal-respirants ».
Car chez nous tout est respiration, allée et venue de l’air
dans la gorge, de Dieu dans l’air, du monde dans Dieu, échanges incessants,
ondes continuelles, flux et reflux.
Nous ne punissons pas le criminel, nous l’aidons à rétablir
en lui sa respiration naturelle.
Nous emmenons nos assassins dans la forêt. Nous leur demandons
de prêter attention au bavardage des feuilles, à la récitation des sources et
aux sentences du vent. Nous leur demandons de prendre leur temps, de ne rien
oublier et de nous retrouver ensuite dans la clairière, pour tout nous
raconter.
A leur retour, nous leur disons ceci : enfoncez-vous
plus loin dans la forêt, là où le vert devient noir. Fermez les yeux. Ecoutez
ce qui, en vous, est comme la feuille, comme la source, comme le vent.
Cette période-là est plus longue.
Au bout de que quelques mois le premier revient et
recommence à chanter, dans le milieu de la clairière.
Car chez nous le chant est remède, le chant est lumière, le
chant est vérité, pure respiration du vrai dans le vrai, de l’esprit dans
l’esprit, du cœur dans le cœur.
Quand la voix de celui-là s’envole jusqu’au ciel, imposant
le silence aux oiseaux alentour, alors nous savons qu’il est guéri, et bien
guéri : plus de pierre sur le souffle, plus de cendre dans l’âme.
Bien sûr il y a des échecs. Certains s’égarent dans la forêt,
ou en reviennent avec une voix de fauve.
Cela nous l’acceptons. Nous ne cherchons pas comme vous, à
séparer le pur de l’impur. Nous savons qu’ils seront toujours un peu mélangés.
Nous ne sommes pas des anges – comme vous.
Christian Bobin, La présence pure