La question de la souveraineté d’un peuple repose d’abord sur
le concept de restriction d’intermédiaires entre le peuple et les élites
sensées trancher sur les questions que pose le vivre-ensemble. Pour qu’une
élite soit légitime quant à l’exercice de ce rôle, elle doit non seulement être
au plus près du réel, c'est-à-dire de la contingence des attentes des citoyens
qui remettent la représentation et la mise en application de leurs intérêts
entre ses mains, mais détenir les leviers de cette mise en application.
Pour ce faire, encore faut-il que cette élite soit en
« connexion » perpétuelle avec ce réel qui non seulement a des
particularités contextuelles, mais qui évolue. Car comme le constate très bien
l’africaniste Bernard Lugan, il ne s’agit pas, à l’instar des ONG que d’appliquer
des règles universelles de justice au réel, encore faut-il qu’elles puissent viser
leur cible légitime. Or la connaissance de cette cible ne repose que sur des
informations empiriques qui doivent être réactualisées constamment. Le
« ciblage » devant également s’effectuer en adéquation avec des codes
culturels et des croyances locales pour qu’une justice ne souffre pas de
malentendu et ne manque pas d’incarnation. Ce qui implique une gouvernance
« bien de chez nous ».
Quant aux leviers de pouvoir qui permettront la mise en
application de cette politique de bon sens, il y a près d’un demi siècle que
nous les perdons un à un au fil de la progression atlantiste initiée par le
plan Marshall. Ce superbe cheval de Troie nous a d’abord dépossédé de notre
culture, de notre ordre de valeurs : on y a substitué le libertarisme
soixanthuitard, le multiculturalisme et désormais tout un tas de revendications
de frustrés sexuels – Mais après tout, comment s’étonner que les Etats-Unis
enfantent de tels monstres idéologiques niant ainsi le réel ? Ce phénomène
est presque psychanalytique dans la mesure où l’assumer serait de l’ordre du
génocide mental pour un peuple dont les repères se sont construits sur la
destruction du peuple amérindien, l’esclavage ou encore l’expansion des
multinationales ayant servi de colonne vertébrale à la constitution américaine.-
Hégémonie atlantiste ayant également gagné notre modèle économique et par voie
de conséquence notre modèle social pour maintenant s’attaquer officiellement à
notre indépendance militaire face à la structuration des BRICS.
Voilà en quoi consisterait le rétablissement d’un vrai
souverainisme. Ici s’entend un souverainisme profond, ne reposant pas que sur les
notions superficielles voire même aseptisées de contrat social ou de
républicanisme, qui, en plus de ne pas forcément convenir à un contexte
politique donné n’ont jamais été suffisantes pour souder un peuple.
La justice émane bien d’une morale intersubjective,
c'est-à-dire universelle du point de vue humain. Comme l’a si bien constaté
Kant, ce génie, la doctrine « Agis de telle façon que la maxime de ton
action puisse être érigée en loi universelle de la nature » est applicable
en tout temps et en tout lieu et c’est vérifiable empiriquement puisqu’elle
repose sur une notion de symétrie du rapport à autrui que l’on peut retrouver à
travers nombre de cultures, philosophies et religions différentes. Cette
symétrie peut se traduire très simplement en ces termes : « Ne fais
pas à l’autre ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse. » La justice est
donc applicable en tout temps et en tout lieu dans son rapport à autrui pris
comme sujet rationnel digne de respect (et non à un proche, avec lequel un ordre
de valeurs subjectif, propre aux relations interpersonnelles) en substance. En
substance car la forme, la manière dont le principe de justice sera mis en
musique n’a, contrairement à ce que prétend Rawls, pas vocation à découler d’un
processus universel, car chaque peuple a sa manière culturelle particulière de
le vivre. Les instruments qui présideront à l’application concrète de cette dernière
devront être minutieusement choisis et maniés en fonction des fluctuations de
l’histoire de ces peuples.
En deuxième lieu, ces instruments ne sont que des
instruments ; Ils ne constituent pas une finalité, comme tout ceux qui
passent leur temps à encenser la République veulent nous le faire croire, mais
bien un moyen. Le moyen de structurer le vivre-ensemble d’un peuple et de
réaliser ses ambitions, qu’elles se rapportent au domaine du rationnel comme du
sensible, et c’est tout l’enjeu de cette époque. Car le tort des penseurs
actuels de la neutralité politique comme Rawls n’a pas seulement été de plaquer
sur une réalité changeante un unique modèle de mise en application de la
justice, (formalisme) il a aussi été de faire de la politique quelque chose de
purement rationnel, alors même que l’unité d’un peuple que ce modèle vise à
conserver relève également d’une homogénéité culturelle et naturelle communes. Voilà
en quoi un modèle de justice n’aura à ce titre pas à dicter à la réalité d’un
peuple lui-même pris dans les contingences de l’histoire des principes qui se
révéleront peut-être obsolètes demain, mais à s’adapter à elle en vue de
perpétuer sa puissance.
La notion de « souverainisme profond » est
également à considérer comme une incarnation au niveau macroscopique de la
doctrine kantienne participant elle-même du respect de la biodiversité humaine.
Il s’agirait donc bien de préserver cet ordonnancement mondial et initial de
biodiversité naturelle en permettant des échanges entre les peuples dans le
cadre d’intérêts variés tout en les limitant assez pour qu’ils n’interfèrent
pas dans leur épanouissement respectif. Autant dire que la concurrence libre et
non faussée imposée au sein de l’UE ou encore l’officialisation de
l’assujettissement des états au secteur privé que nous réserve TAFTA sont aux
antipodes du concept de souverainisme. Le colonialisme, comparable à une
effraction qu’elle qu’en soit sa nature, serait également à proscrire à ce
titre.
En résumé, le souverainisme profond est à considérer comme l’instrument
théorique d’un principe de justice est universel libre d’appropriations
politiques et culturelles diverses. Ce principe de justice est universel en ce
que lui seul puisse garantir une coexistence respectueuse et loyale d’entités
culturelles (peuples) en vue de la perpétuation de leur puissance respective
elle-même garante d’un équilibre propre à une biodiversité humaine.
Le souverainisme pris en un sens général et non procédural
et à géométrie constante, dans la mesure où il est consubstantiel à une
politique localiste à l’écoute du réel, n’aura donc pas besoin du renfort de la
démocratie pour pallier au risque de parasitage entre les intérêts d’un peuple
et la mise en application du principe de justice par une élite. La connexion
entre ces deux entités politiques est vouée à s’effectuer en ce qu’elle repose
sur son caractère empirique ou devrais-je dire de justice incarnée. Que l’on ne
s’y trompe pas : la vocation d’un pouvoir n’est pas de réinventer l’essence
d’un principe de justice universel au grès des lubies d’un peuple. Celui-ci se
révélant souvent plus attentif à des intérêts corporatistes voire même
personnels qu’à ceux de la justice en raison d’une nature inéquitable et d’une
impossibilité de démocratisation totale de la culture.